Virginie Gabriel-Touzet
Psychanalyste et Psychothérapeute
Le sens du travail
L’essence du travail, ou encore : quel est votre moteur pour travailler ?
Cet article a été réalisé d’après le dossier « votre travail a-t-il encore un sens ? » de philosophie magazine en Avril 2013. Les extraits d’articles sont notifiés entre guillemets ci-dessous.
« …en 1958, à une époque de plein emploi, l’organisation du travail, dans les usines comme dans les bureaux, était largement tayloriste : …les taches et les fonctions étaient rigoureusement compartimentées, hiérarchisées, en vue d’obtenir des économies d’échelle.
Dans cet univers tayloriste, l’homme fabricateur était la figure centrale - la commercialisation de produits manufacturés étant le fer de lance des Trente Glorieuses. Or, nous avons quitté cette époque…L’évolution la plus importante tient à la liquéfaction des œuvres. »
En effet, l’Homme fabrique toujours son environnement mais il le fabrique de plus en plus à court terme et non plus de ses propres mains, mais grâce à son ordinateur, son cerveau, de flux d’informations (activités de banques, informatiques, assurances, consulting, audit etc.).
Cette évolution, cette « liquéfaction des œuvres », où l’on travaille plus rarement de ses mains, associée à la vision court terme ambiante des objectifs professionnels comporte d’importantes contraintes inconscientes : le Moi Inconscient (1) se nourrissant « d’être », de matière, veut exister. Et, sans être, sans œuvre personnelle : plus d’identité….
Ce changement peut cependant être vu comme un avantage : ceux/celles qui dans l’Inconscient se débarrassent peu à peu du surplus de leur Moi Inconscient (un peu comme on pèlerait un oignon) sauront se sortir de ce dilemme et s’adapter quoi qu’il advienne. Ils se servent pour cela de leur Ça Inconscient (3), de leurs pulsions.
« Les produits manufacturés ont un cycle de vie extrêmement court, ils sont conçus pour s’user vite », là encore, le principe d’identité se retrouve et avec lui : la pulsion de mort. Nous avons besoin de mourir dans l’Inconscient pour renaître autrement dans le conscient, nous sentir libre de suivre nos désirs et mener la vie que l’on souhaite. Oui, seulement voilà…on ne veut pas mourir, même dans l’Inconscient, même pas dans nos rêves et cauchemars !
Rappelons que ce que nous tuons dans l’Inconscient ce sont des mots. Des mots, car : « l’Inconscient est structuré comme un langage » (2) que l’on doit démêler en en changeant les sens afin d’en retrouver l’essence, puis enfin notre sens. Ainsi ces mots nous emprisonnent (en/pris/sonnent) et nous empoisonnent (en/poids/sonnent). Nous sommes pris dans le poids et la prison des mots qui sévissent dans notre Inconscient. Ces mots s’incarnent alors en maux, en passages à l’acte et entre autres en burn out, en dépression … afin d’être entendus dans leur identité.
Pourtant nous aurions pu les couper, les découper, les tuer ces mots …ce qui nous aurait libéré et évité de bien mauvaises surprises. Car une fois ces mots tués dans le cabinet de l’analyste ils ne servent plus le discours de l’Autre dans le conscient et on ne peut plus être manipulé.
« Le malaise ou l’incertitude quant au sens du travail s’explique donc par ceci : homo faber voit ses œuvres englouties par le temps présent et le court terme ».
C’est bien ce que nous observons dans l’entreprise d’aujourd’hui, et précisément, cette force de l’instant présent qui pourrait être salvatrice si nous acceptions de jouir de l’instant. De mener le désir jusqu’à sa mort et ainsi de jouir de sa réalisation, indéfiniment…. La jouissance de l’idéal du Moi (ce que nous rêvons d’être en notre fort intérieur) reste dans l’imaginaire et nous prenons plaisir, tout à fait inconsciemment bien sûr, à rester dans nos schémas de départ.
Nous nous retrouvons par exemple parmi ces phrases : « un jour, quand je serai parfait, je serai manager », « quand j’aurai une très bonne idée je créerai mon entreprise mais je ne suis pas sûr que cette idée soit assez bonne » etc. Quelque part notre Inconscient est bloqué et nous nous enfermons malheureusement dans le passé afin de rester « au chaud » (c'est une façon de parler bien sûr car cela nous est bien inconfortable) dans nos échecs, dans nos résistances, dans une et une seule identité. Nous voulons éviter de souffrir en ne changeant pas et c’est là que nous souffrons le plus mais nous ne le voyons pas.
Les entreprises d’aujourd’hui nous poussent dans nos retranchements et nous poussent ainsi au bout de nous-même : on vous donne la place de manager même si vous n’êtes toujours pas le manager idéal, vous voulez créer votre entreprise et tester votre idée ? Le monde de l’information, voire de l’international, n’a jamais été aussi ouvert…et rien ne vous empêche non plus de prendre des garanties. Le monde de l’entreprise d’aujourd’hui nous adjoint à faire un saut quantique : tu veux « être » ? Alors vas-y ! Fais en sorte que je te regarde ! Crée quelque chose !
Le monde de la téléréalité l’a d’ailleurs bien compris, autrement dit : « si vous me regardez, c’est que j’existe ! ». Et que l’on soit pour ou contre…Quel succès d’audimat !
A nous à présent de prendre la place que nous souhaitons avoir, être, à l’instant présent, dans notre vie, au sein de la société. A nous de nous donner les « moyens » ou encore les « mois du rien », soit en fait se débarrasser de nos schémas anciens qui nous alourdissent et nous bloquent, loin de nous aider. A nous de changer de vie, de muter.
« Certains peuvent essayer de jouir de cette nouvelle fluidité …y trouver une intensité inédite, surfer sur les vagues de ce monde flottant, mais dans la plupart des cas homo fluxus a le blues. Car il n’est pas toujours facile de sculpter de l’eau ».
Ces dernières phrases sonnent très juste au sens lacanien du terme : « l’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise ; elle est faite pour faire des vagues » (4)
En effet, on pourrait dire qu’il faut faire avec l’eau du bain (du bain = du bien ?) avec son éthique et ses valeurs, avec son Inconscient et son sens retrouvé pour sculpter de l‘eau, du liquide, soit en fait : de la jouissance (jouir des multiples sens pour jouir de sons, et de son propre sens ensuite). Car tout comme l’eau, la jouissance passe partout !
Dans cette société, à chacun donc de choisir son chemin, si tant est qu’il puisse le prendre et qu’il puisse pour cela entendre les messages de son Inconscient.
« Le burn out…marque aussi le signal d’une nécessaire transformation de notre rapport au travail », « à la fois syndrome d’épuisement et possibilité de changement », « le problème est qu’on lui demande (à l’être humain) de s’adapter pour s’adapter ».
Tout à fait, et cela constitue un problème tant que la personne n’a pas encore trouvé le sens qu’elle-même met derrière ces adaptations, ces changements....Je me transforme au fur et à mesure de ce que me demande mon manager mais je sais pourquoi et pour qui je le fais. Je le fais pour moi. Parce que cela a du sens pour moi : pouvoir se payer de jolies vacances par exemple, un niveau de vie plus élevé afin d’avoir moins de limites matérielles ou au contraire un niveau de vie plus léger afin d’avoir moins d’obligations, changer de vie, avoir plus de temps pour soi, pour ses enfants etc.
On ne le sent, ne l’entend ni ne le voit venir ce burn out, mais l’on donne toujours plus, plus vite, plus de temps... et tout à coup cette limite est atteinte « Le patient est un burn out case… : il a perdu, avant de guérir, tout ce qui est susceptible de se consumer. »
On ne s’écoute, ne s’entend ni ne se voit plus avant d’atteindre ce burn out, pourquoi ? Pour avancer encore et encore, même si nous avons perdu le sens de tout cela il y a bien longtemps et que nous ne cessons de donner sans pour autant pouvoir satisfaire l’Autre (le grand Autre : le Surmoi inconscient, (5)) et donc se satisfaire soi-même.
Durant cette période on entre de plus en plus dans le regard de l’Autre, dans la parole de l’Autre, on y fonce et on s’y enfonce. Il n’y a plus d’issue, de « dit/su », de compréhension, d’interprétation personnelle des évènements. Nous ne savons alors plus ce qui est bon ou non pour nous, ni même ce qui est de nous dans cette situation, et encore moins par où passer pour s’en sortir.
Conclusion :
Ainsi comme l’exprime Jean François Mattèl (Philosophe et écrivain) : « où repose mon libre arbitre si je puis être soumis à des angoisses aussi immenses et incontrôlables ? »
Effectivement, comment retrouver alors son libre arbitre ?
Et bien en retrouvant dans notre Inconscient : l’agent neutre, l’ab-sens : l’absence totale de sens dans l’Inconscient, qui fait que l’on peut (re)choisir n’importe quel sens, fort et limpide, qui nous convienne de nouveau dans le système conscient, et que nous pouvons ensuite redéfinir indéfiniment en fonction de nos désirs et de nos besoins.
Pour dépasser les angoisses, le stress, la fatigue nerveuse, la panique…, nous passons donc par des phases de flou qu’il ne faut pas avoir peur d’affronter car c’est en poussant ce flou de nous-même (ce fou qui nous mène) jusqu’au bout que nous nous atteignons enfin. Et pouvons alors incarner notre authenticité à la fois dans la pérennité et dans le mouvement.
Comme en topologie lacanienne, où se dessinent les nœuds de l’Inconscient et topologie mathématique : « Le monde est ainsi fait : pour dénouer un nœud, il faut parfois l'emmêler encore plus pour qu'il se démêle mieux ! » (6)
Il nous faut donc faire avec ce qu’il en est de ces nœuds en psychanalyse et jouer avec, les enrouler jusqu’à leur paroxysme, aller au bout de leur raisonnement et de leur raison d’être afin de pouvoir enfin en être libéré.
(1) Le Moi inconscient : cherche à éviter les tensions trop fortes, à éviter les souffrances, grâce, notamment, aux mécanismes de défense (refoulement, régression, rationalisation, etc.). Le Moi est l’entité qui rend la vie sociale possible.
(2) Lacan dans “L’étourdit” (Autres écrits, Seuil 2001, p449-495)
(3) Le Ça inconscient : pôle pulsionnel. Si le Ça est inaccessible à la conscience, les symptômes de maladie psychique et les rêves permettent d’en avoir un aperçu. Le Ça obéit au principe de plaisir et recherche la satisfaction immédiate.
(4) Lacan, Yale University, novembre 75, « conférence et entretiens dans des universités Nord-Américaines »
(5) Le Surmoi inconscient : agent critique, intériorisation des interdits et des exigences. L’enfant hérite de l’instance parentale, groupale et sociale, et emmagasine quantité de règles, de savoir-vivre à respecter. Du fait des pressions sociales, en intériorisant les règles morales ou culturelles de ses parents et du groupe, l’enfant, puis l'adulte pratiquent le refoulement. En effet, le Surmoi punit le Moi pour ses écarts par le truchement du remords et de la culpabilité.
(6) Alexei Sossinsky, chercheur et professeur en mathématiques, dans “Nœuds”, Seuil, 1999.